Couverture du catalogue.

" Le Menuisier et son Fils" Choisy le Roi 1979.

Photographie page 23.

Texte page 22.

François Despatin et Christian Gobeli

Il est des images qui respirent tellement l'évidence et la santé qu'elles découragent le commentaire. On se rappelle comment Péquy raconte qu'au lycée, le professeur lui avait fait lire l'admirable tirade de Madame Jourdain dans Le Bourgeois Gentilhomme (celle qui se termine par: "Mettez-vous là, mon gendre, et mangez avec moi.") et lui avait dit "Maintenant expliquez." Quoi, expliquer ? Il n'y a rien à expliquer ! C'est lumineux, limpide, de l'eau de roche.

Ainsi le commentateur (pour ne pas dire le critique) de photographies contemporaines se sent gagné par la panique lorsqu'il se trouve sommé de gloser sur une telle œuvre. Il a l'habitude de s'accrocher aux longues perches que lui tendent des images souvent très complaisantes sous des dehors austères. Tantôt des formes hardies, surprenantes, ne sont que des hérissons d'allusions à d'autres formes du passé ou du présent. Le mérite est alors de fermer à temps le robinet d'une histoire comparée qui risque de couler sans discontinuer. Tantôt c'est la platitude affectée de l'image qui n'est qu'un gros clin d'œil et en appelle à la culture de l'intellectuel pour découvrir, sous ce prosaïsme, une subtile stratégie de l'esprit au service de quelques concepts dûment répertoriés.

Ici rien de tel. Point de prise. Aucun repère sinon la vérité même, carrée, tranquille. En une époque où tout artiste veut faire autrement que les autres, Despatin et Gobeli y sont seuls parvenus en faisant de la photo comme tout le monde, mais bien. A l'origine de chaque tendance moderne il y a une sorte d'amputation originelle. On abandonne la ressemblance, ou le sens, ou tel genre de sujets, etc. Non sans raison, car il n'y a pas de création sans un parti pris initial et fondateur.

Despatin et Gobeli ont simplement renoncé à toutes les tentations de renoncer venues d'ailleurs que de la photographie même. A elle seule leur œuvre est un contrepoids à tant d'intellectualisme emprunté. Ils font de la photo comme le maçon fait de la maçonnerie. Position qu'ils assument d'ailleurs très lucidement.

Un des grands remords des artistes de notre temps est de ne plus pouvoir atteindre les masses. Et plus l'art essaye de descendre dans la rue et moins il intéresse les gens. Le seul art a être devenu un peu populaire est celui des musées. Quant à un art venu du peuple, la télévision a eu totalement raison de lui. La santé prolétarienne du travail de Despatin et Gobeli est un phénomène, à notre connaissance, unique. Peut-être parce qu'il naît aussi de beaucoup d'intelligence et de beaucoup d'humour.

 

Texte de Jean-Claude Lemagny extrait de "La photographie créative". Edition Contrejour, 1984.

 


Couverture du catalogue. "

La Vallée verte 1988".

Photographie page 26

Texte page 268.

François Despatin et Christian Gobeli

Dijon, 1949 et Strasbourg, 1949.

 

Despatin et Gobeli, dans leurs portraits, acceptent totalement le poids des présences. Leur simplicité d'approche est le meilleur moyen de respecter la richesse des humbles.

Seuls ils réalisent, par la photographie, ce pour quoi, en somme , elle est faite: ne rien sacrifier et prendre les gens pour ce qu'ils ont l'air d'être, et qui est souvent, somme toute, ce qu ils sont .

August Sander avait eu une semblable démarche, mais en voulant illustrer les contradictions d'un peuple.

Aujourd'hui, il n'y a plus de peuple, mais Despatin et Gobeli nous prouvent qu'il y a encore des gens du peuple.

Aux deux pôles de la photographie esthétique: celui de l'intériorité mystérieuse de Shiraoka, celui-de l'ostension rayonnante de Tosani, il faut ajouter un troisième point pour former le triangle extrême de la photographie d'aujourd'hui: celui du témoignage clair et serein de Despatin et Gobeli.

 

Jean-Claude Lemagny.

"L'Invention d'un Art" livre catalogue de l'exposition pour le cent cinquantième anniversaire de la photographie. Edition ADAM BIRO et Centre Georges Pompidou.

 


 

Ils n'aiment pas ça, Gobeli et Despatin, qu'on fasse de la théorie sur la photographie, encore moins sur la leur. Ils vont m'en vouloir. Mais je ne sais rien faire d'autre, moi, c'est ma petite façon de chanter leurs louanges, bien sincèrement.

Dès le début j'ai cru à leurs images. Pourtant tout déformé que j'étais, gauchi, tordu, l'intellect imbibé : abstrait, surréel, irréel, conceptuel. La vie de la photo comme un grand jeu de cache-cache avec l'art moderne. En d'autres termes que pour échapper à l'abominable photographie à tout faire, utilitaire, menteuse, aux ordres, et bien rampante, il fallait savoir renoncer, se purifier, s'écarter de ce bas monde pour mieux trouver la candeur et la vérité, très loin, au désert. Autrement dit : qu'il fallait abandonner une partie du sens, des morceaux de la forme et s'en tenir à l'essentiel, au dépouillé, au tout nu. Plus précisément : qu'en photographie, comme en tout art, on ne peut avoir à la fois le contour et le volume, le sens et l'absurde, le rêve et la logique. Bref : qu'il était urgent de se retrancher, de s'isoler de ces images complaisantes, qui communiquent tout et n'importe quoi, au service du luxe, larbines, saupoudrées d'art comme de sucre en poudre.

''N'est-ce pas qu'il y a des publicités bien jolies, surtout les en couleurs? Hein ! Des photos de mode d'un goût fort relevé, pleines de traits heureux et brillants ? N'est-il pas vrai ? Avouez, petit esthète rétréci !". Ainsi me traquai-on. "Hélas! Hélas oui! Beaucoup trop d'art là-dessus pour que ça en soit'' répondais-je farouche, bien certain que rien ne sortira jamais de bon de la soumission du monde tel qu'il va, et sûr que toute beauté commence à l'opacité butée des cailloux.

Venues de plus insinuantes sirènes étaient les voix de ceux qui rêvaient à rejoindre les foules immenses du bon peuple, le grouillement anonyme des miteux. Et ceux-là de dire : "Voyez ces photos de vacances, cousin Arthur, tante Ursule, attendrissants souvenirs, et même ces effigies sans artifice qui ornent nos passeports et nos cartes d'identité. N'est-ce pas là le simple et le vrai, pour la honte de vos artistes et de tous vos musées ? Convenez-en, vil élitiste !". Qu'un touchant idéal ici se révélât j'étais alors prêt à le reconnaître ; mais en mon for je me disais : "Parlez toujours! La beauté des snapshots ce bon peuple s'en moque. Ce qui le fait béer, avide, ce sont les pubs sur papier glacé, surtout les en couleurs, le rêve et l'illusion". Et j'osais même ajouter, subversif, mais en secret : "Tous ces gens qui m'accablent, d'un côté comme de l'autre, ne seraient-ils pas un peu complices, par derrière?".

D'où cette retraite, noble et hautaine, et cette austère doctrine : que l'art est fait de sacrifices, de renoncements, qu'il doit toujours avoir mal quelque part, surtout à la tête, et que l'accès n'en est guère aisé.

Alors sont arrivés Gobeli et Despatin. J'en fus tout secoué dans l'intime de mes convictions. Il n'était certes pas question de classer leur travail du côté des photos-média, prostituées visuelles, bouffe pour l'œil. Tout aussi impossible de les ranger dans le genre négligé, bêtifiant des ultra-intellectuels qui voudraient tant retrouver l'innocence brute, et vagir, et brouter. Cette qualité splendide du métier, cet honneur ouvrier, cette solidité, cette présence toute entière des choses et des gens, cette chaleur humaine, ce gentil sourire et cette complicité si fine n'entraient dans aucun de mes casiers. Peut-être Doisneau...Pire: tout cela venait tranquillement culbuter mes belles théories sur la création en tant que choix ascétique. Car tout est là, tranquille, et en même temps. Ce n'est pas en couleurs mais tant pis. Un bout de chanson de Charles Trénet me remonte :

Tous ces braves gens

De la Varenne et de Nogent

Il faut croire qu'il en est encore entre Choisy-le-Roy et la Garenne-Bezon, que la télé n'a pas tout ravagé. Pas toujours brave d'ailleurs, mais vrai.

Il serait temp que je songe à faire mon métier, à élaborer, là-dessus une pensée critique, au moins finir par quelque pointe...

Voyons, il doit bien y avoir une qualité dominante, qui dépasse, qui donne prise au commentaire, à la glosse. Tout ne peut pas être parfaitement plein et clair, serein et évident. J'en vois une la santé. C'est important la santé, ma concierge le dit et tout le monde avec elle. Pourtant, en art, c'est depuis longtemps défendu, tabou. N'en parler jamais! L'époque est à la glorification des tordus. Mais ici le verrou a sauté, l'écluse a craqué, la santé coule à plein bords, à la vôtre, à la nôtre.

Jean-Claude Lemagny

 

Catalogue de l'exposition «DESPATIN & GOBELI» à la Galerie de la Bibliothèque Nationale 11 décembre 1986 au 24 janvier 1987.