DG

 

 

Exposition le 35 rue Chreveul

Chaplet (céramiste), Lenoble (céramiste), Ipoustéguy (sculpteur), Despatin & Gobeli (photographes).

Choisy le Roi septembre et octobre 2010

Bibliothéque Louis Aragon

« C’est dans la section des céramiques que je fus arrêté un jour par l’éclat et la nouveauté des œuvres d’Émile Chaplet. La robustesse de la matière, le galbe des formes, la profondeur des émaux me séduisirent si bien que j’y revenais souvent et finis par faire sa connaissance un matin... Chaplet me présentait son petit gendre Émile Lenoble, potier lui aussi. J’ai passé bien des jours avec lui à Choisy le Roi où il avait ses fours, cherchant des formes, des décors adaptés à la matière des pots. »
Le peintre et collectionneur Henri Rivière (1864–1951) se passionne pour les recherches de deux céramistes qui vécurent l’un en face de l’autre, rue Chevreul à Choisy le Roi, créant des œuvres différentes, toutes deux appréciées en leur temps et entrées depuis dans l’histoire des arts décoratifs. En 1949, la veuve d’Émile Lenoble, loue puis vend sa maison et les vastes ateliers désaffectés au sculpteur Ipoustéguy. Le 35 rue Chevreul va connaître derrière les hauts murs qui entourent la propriété, à nouveau une intense activité. Des sculptures à taille humaine naissent parmi la verdure. D’autres monumentales,  partent à la fonderie, traversent les frontières et voyagent jusqu’à Paris, Lyon, Berlin, Washington. L’homme construit son œuvre, travaille sans cesse, dessine, peint, écrit aussi. Il expose, reçoit des prix, est célébré puis revient dans son jardin, quasi incognito, heureux qu’on le laisse en paix. Son hospitalité lui fait accueillir maints intellectuels et jeunes artistes en visite. C’est ainsi que les photographes Despatin et Gobeli séjournent chez lui pendant dix ans, prolongeant un compagnonnage créatif. Ils fixent les instants de labeur et de gaité, les plâtres en devenir, les bronzes à patiner.
Parallèlement, ils menèrent leur propre œuvre fondée sur l’art du portrait en noir en blanc. Ils photographient avec tendresse et humour les choisyens, en particulier les habitants du quartier des Gondoles.  Puis des sportifs, des artistes du cirque, des Comédiens du Français, des écrivains, des ouvriers et des hommes politiques rejoignent le théâtre de Despatin & Gobeli.
En 2003, l’aventure s’arrête. Ipoustéguy déménage, le jardin est sous la pluie.
Le Service Municipal d’Arts Plastiques de Choisy le Roi a souhaité évoquer ces années qui de 1887 à 2003 ont fait de cette adresse un foyer de création aussi discret que rayonnant, en France et à l’étranger.
Des documents et des œuvres des cinq artistes permettent de revivre plusieurs époques en accéléré, assurément une découverte pour certains choisyens.
DANIEL DAVISSE. Juillet 2010.
Maire de Choisy le Roi
Vice-président du Conseil Général Du Val-de-Marne
Chevalier de la Légion d’honneur

 


 

Le triple théâtre de Despatin et Gobeli

 

Les séries de photographies de Despatin et Gobeli, consacrées à des domaines aussi différents que le portrait, la photographie de théâtre et la statuaire, illustrent la distinction établie par Adorno entre les œuvres et l’œuvre. Le terme d’œuvre ainsi entendu fait vivre sur le même plan la succession et la globalité, l’unité de style et la diversité des sujets. L’œuvre n’est pas seulement un ensemble d’éléments additionnés comme les pièces d’une collection ou d’un puzzle, mais une entité, un organisme vivant, un territoire avec ses singularités, ses similarités, ses zones de clarté et d’opacité. Que cet œuvre unique soit le fruit du travail d’un tandem d’artistes n’en est que plus troublant. L’œuvre se déploie comme contradiction vivante, comme facteur de trouble pour qui la regarde, de contradiction pour qui l’accomplit en ce qu’elle n’est jamais close, toujours en mouvement, toujours en « progrès ».
Les œuvres les plus abouties ne se laissent pas saisir d’emblée et demandent un suspens, un moment de rupture et de retrait du monde. Elles se tiennent closes sur elles mêmes et ne se livrent au regardeur qu’au prix d’un dépouillement de soi-même, de ses habitudes de pensées, de ses stéréotypes intellectuels sur le rôle de l’art. « La fonction de l’art dans ce monde totalement fonctionnel est son absence de fonction », dit Adorno. Un temps de retrait, une volonté de dépouillement sont nécessaires, ceux de la simple contemplation de l’œuvre, de l’élimination de toute tentation d’y glisser un sens préétabli.


De prime abord, il est tentant d’apporter une interprétation sociologique aux portraits réalisés pendant plusieurs années par les deux photographes au sein de la communauté de Choisy-le-Roi. Quand nous aurions établi les schémas du modèle familial, de l’époque, du type d’environnement, du milieu auquel appartiennent les personnes, nous n’aurions pas pour autant abordé les œuvres elles mêmes dans leur singularité. Il ne s’agit pas de soutenir qu’elles échappent à la représentation d’un réel saisissable ou émanent spontanément d’un appareil transformé en deus ex machina. Elles excèdent cependant tout sens que l’on pourrait leur attribuer. Leur essence n’est pas d’abord de signifier, de délivrer un message, mais d’être là dans leur clôture, de dépasser la représentation et de faire naître sous nos regards la possibilité de quelque chose qui dépasserait le visible. C’est là le propre de la photographie : « à première vue » reconnaître, puis percevoir ce qui échappe à la sensibilité ordinaire.
La coexistence de séries d’œuvres aussi différentes ne fait qu’accentuer le mystère de l’œuvre. Il faut donc se rapprocher des images et d’elles seules. Que nous montrent les photographies des habitants de Choisy ? Qu’ont-elles en commun avec les représentations théâtrales et les « portraits » de statues ?
Si nous n’entrons pas dans la matière des images elles-mêmes nous voici bien déroutés face à cette diversité et cette profusion.
Il faut dès lors prendre en compte la composition et sa volonté de frontalité. Le travail à la chambre ne tient nullement de l’instantané auquel on associe trop souvent la photographie. Au rebours, il exige réflexion, mise en place, essais, ne souffre aucun à peu près. En somme, tous les éléments qui caractérisent l’art du théâtre. Le monde personnel de chacun des habitants devient une boîte, métaphore à la fois de la chambre photographique et de la scène de théâtre. La profondeur de champ éludée traite à égalité le personnage et le décor dans lequel il prend une pose ajustée au millimètre, regard fixé sur l’objectif, c'est-à-dire sur nous-mêmes qui le regardons. La dynamique des lignes du décor le transmue alors en « cadre », les motifs aboutissant parfois à une forme de camouflage, qui nous oblige à scruter l’image afin de démêler ce qui appartient au décor -le papier peint- et ce qui appartient au modèle -la robe imprimée. Notre regard se trouve guidé, pris en charge, mené vers le sujet, au sens propre du terme : le sujet comme Visage. Loin d’une plate signification factuelle, c’est une vraie compréhension de l’humain qui, passant à travers l’œuvre, nous saisit, transcende tous les pauvres messages et les sens limités que nous pourrions y insérer, et qui n’émaneraient que de notre propre vécu.
La photographie de théâtre fige, saisit, stoppe un processus lui-même profondément ordonné, une dynamique calibrée où l’imprévisible et le hasard ne sauraient avoir cours. L’aspect factice du théâtre est un donné, une convention, tout y est prévisible. Bonheur pour les photographes, pensera-t-on, que de ne pas être surpris. Encore s’agit-il de rendre compréhensibles la présence de personnages qui n’ont d’autre raison d’être là que de représenter, d’incarner la possibilité du possible -et non le réel des acteurs-, jusqu’à faire perdre aux spectateurs toute perception du factice. La photographie, en somme extirpe le théâtre du hors temps et de l’utopie spatiale pour lui donner une habitation. Ces acteurs apparaissant chaque soir pour accomplir les mêmes gestes et proférer les mêmes paroles. Despatin et Gobeli nous les montrent comme les revenants de l’Invention de Morel. Personnages fixés dans une éternité répétitive par une machine à matérialiser le temps. Le temps doublement arrêté du théâtre rejoint l’instant d’éternité des habitants de Choisy.


Oscillant entre le rôle de persona, masque de l’acteur, et d’imago, effigie funéraire parfois moulée à même le visage et qui occupait la place du vivant, les statues se tiennent en un lieu certes visible et indentifiable, mais situé entre vie et mort. Despatin et Gobeli jouent en virtuoses de l’ambiguïté de leur apparence, du dramatisme d’expressions volontairement forcées dans la posture du génie, du tourment ou de la pensée profonde. Comment maintenir ce style sensible et distant qui permet aux modèles vivants de laisser transparaître leur personnalité cachée ? Les photographes dérogent à l’occasion à leur parti pris de frontalité et de minimalisme. Une statue a des yeux réduits à une surface blanche, l’expression doit donc se réfugier ailleurs, dans une posture, une commissure de lèvres, une mèche romantique, le pli d’un vêtement forcément emblématique. Tout, en effet, est de marbre. La vibration ne peut venir que des jeux de lumière sur les volumes de pierre polie, des profondeurs de champ bousculées, de l’incongruité des décors. Tuyaux, escaliers, luminaires banals, trivialité des espaces contribuent à une impression de déréliction et d’exil. La valeur de trace de la photographie redouble cette impression que les statues survivent pitoyablement à leurs modèles. Les statues de Despatin et Gobeli proclament clairement le rapport étroit de la mort et de la photographie, œuvre produite de main humaine et qui persiste par la seule puissance de la forme à interroger violemment les hommes. Pour reprendre les termes d’Adorno, « ce qui crisse dans les œuvres d’art, c’est le bruit provoqué par la friction des éléments antagonistes que l’œuvre cherche à concilier. »


Anne Biroleau. Conseravteur général à la BnF, département des Estampes et de la Photographie.

 


"...dans mon jardin, j'ai vu mon ombre"

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