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PAUVRES PORTRAITS
Article paru dans l'édition du 24.10.97
La Bibliothèque nationale de France accueille deux expositions regroupées sous un intitulé ambitieux : « Le photographe et son modèle ». Dans une série de salles, « l'art du nu au XIXS,eÕ siècle » ; dans une autre, voisine, « Portraits, singulier pluriel 1980-1990 ». Deux événements à découvrir dans le même lieu, aux mêmes dates, accompagnés de deux catalogues publiés sous un titre adroitement fédérateur.
La différence de niveau entre les deux expositions est vertigineuse. D'un côté, le nu au XIXe siècle, thème précis, fruit de quatre ans de travail, réunissant des épreuves de sources variées. Le résultat est admirable. De l'autre, un accrochage approximatif autour de onze photographes contemporains. Tous ont pour spécialité le portrait ou l'autoportrait. Fort bien.
Au-delà du motif, quel est le propos ? On se le demande, d'autant qu'aucun texte n'accompagne cet assemblage hétéroclite de noms, dont le point commun serait de fixer des « visages anonymes ».
Sont associés Marc Trivier, Philippe Bazin, Gilles Buyle-Bodin, Florence Chevallier, Olivier Christinat, Despatin et Gobeli, Dirk Braeckman, Deborah Hammond, Philippe Pache, Jean Rault, Isabelle Waternaux. Cette dernière est la plus intéressante, la seule à partager quelque chose avec son modèle, quand nombre d'auteurs néo-académiques travaillent la surface, la matière, la mémoire, le morbide, voire leur ego et fort peu le sujet.
Ces portraits ne disent rien des années 80-90. Pour cela, il aurait fallu convoquer Faigenbaum et Pataut, Valérie Jouve et Jean-Louis Schoellkopf. Et d'autres. L'aspect instructif de cette juxtaposition tient en ce qu'elle montre la distance qui sépare une exposition d'un accrochage. Reste qu'elle fait une victime : la création contemporaine. Une fois de plus.
PHILIPPE DAGEN ET MICHEL GUERRIN
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LES RENDEZ-VOUS CULTURELS DE LA RENTREE PHOTO L'OEIL ET LE REGARD
Article paru dans l'édition du Monde du 09.09.93
Si la rentrée photographique est abondante, avec une bonne vingtaine d'expositions à Paris et en province, cette année, c'est du côté de l'étranger qu'il faut se tourner pour repérer les événements qui pourraient faire date. La France n'accueillera pas une des plus belles expositions de photos du dix-neuvième siècle qu'il nous ait été donné de voir : " The Waking Dream ", une sélection de la Gilman Paper Company, montée en mars dernier au Metropolit an de New-York. Cette exposition-fleuve (deux cent cinquante-trois photos) séjourne en ce moment à Edimbourg et ira ensuite à l'Hermitage de Saint-Pétersbourg. Les plus grands opérateurs sont représentés là par des épreuves méconnues, rares ou uniques : Fenton, Fox Talbot, Rejlander, Howlett, Lewis Carroll, Cameron, Bayard, Le Gray, Bisson, Gardner, Brady, Watkins, et des autochromes sublimes de Heinrich Kühn. Le Musée d'Orsay était l'endroit rêvé pour accueillir cette exposition, mais Philippe Neagu, le responsable du département photo, affirme, tout en le regrettant, qu'un musée français ne peut présenter un fonds privé, dont la valeur marchande risque de grimper après une telle exposition... On se rabattra donc sur le remarquable catalogue. L'autre événement, américain celui-là, est la sortie en septembre du livre-somme de Richard Avedon, An Autobiography (le Monde du 1 juillet). L'exposition qui accompagne le livre ouvre ses portes en décembre au Whitney Museum de New-York, puis ira à Los Angeles, Milan et Francfort. Encore une fois, aucune institution publique française n'a jugé bon d'accueillir cette exposition. A signaler, toujours aux Etats-Unis : les oeuvres croisées du couple Alfred Stieglitz-Georgia O'Keeffe et de Robert Smithson. Bill Brandt est à l'honneur à Londres, où le Barbican présente la première rétrospective du plus grand photographe britannique de la seconde moitié du siècle : deux cent cinquante photos et collages, ses reportages sociaux et ses paysages en Angleterre, ses nus blancs et ses surprenants portraits (Picasso, Moore, Bacon). Le Ludwig de Cologne offre un panorama ambitieux de la photo contemporaine allemande. Thème judicieux : les auteurs regroupés montrent à eux seuls combien, en Europe, la photo allemande est celle qui a le plus interrogé, voire influencé, l'art d'aujourd'hui : de Beuys aux Becher, de Rinke à Polke, de Ruff à Frg, de Feldmann à Struth. L'Espagne n'est pas en reste avec une rétrospective Brassaï à la Fondation Tàpies de Barcelone. A Paris, l'événement pourrait venir de l'exposition Cindy Sherman à la galerie Ghislaine Hussenot, intitulée simplement New Works. Evénement, car Cindy Sherman, fort en vogue à New-York, est une des deux ou trois artistes les plus importants d'aujourd'hui. Evénement car ses expositions sont plutôt rares à Paris : sa série précédente, consacrée aux mannequins de bois, sera en partie présentée dans les galeries contemporaines du Centre Pompidou aux côtés d'oeuvres d'Annette Messager et George Kuchar, sous le titre " Envers des choses ". Événement enfin car Cindy Sherman renoue avec ce qui a fait sa réputation : l'autoportrait soigneusement mis en scène. Celle qui affirme " Je crois qu'en chacun de nous il y a une part d'horrible et de merveilleux " et qui ne cesse de montrer, démonter, critiquer les comportements humains face aux stéréotypes de la société occidentale, se penche aujourd'hui sur le monde de la mode. Au départ, il y a une commande du magazine féminin Harper's Bazaar. Au programme : des vêtements signés Dior, Lacroix, Gaultier, Westwood. Sans doute effrayé par le résultat, le magazine a renoncé à publier cette série qui se retrouve aujourd'hui sur cimaises (huit images autour de 20 000 dollars chacune). C'est corrosif, méchant, violent, drôle. Une descente en règle du " glamour ". La mode, c'est également le thème de la première exposition que le Centre national de la photographie (CNP) organise dans ses nouveaux locaux _ Hôtel Rotschild, ancien hôtel des Arts, _ le Palais de Tokyo étant en travaux. Certains prendront comme une provocation le fait que ce premier rendez-vous soit dédié à un art appliqué considéré comme mineur. " Il n'y a pas de hiérarchie entre les photographies, répond Robert Delpire, directeur du CNP, la commande a engendré autant d'images-phares _ sinon plus _ que la recherche personnelle ou expérimentale. " Et de citer Nadar, Munkacsi, Newton, Bourdin, Steichen ou Penn, que l'on retrouvera sur les cimaises. Toujours à Paris, l'Espace des Halles annonce le grand retour de Despatin et Gobeli, tandem révélé par la Mission photographique de la Datar (ils en étaient les seuls portraitistes). Ils proposent ici des images de sportifs de haut niveau " arrêtés dans le cours de l'action ou bien épuisés mais souriants, brandissant bouquets et trophées ". Le centre de Pontault-Combault a choisi pour sa part de montrer dix ans de travail de Bailly-Maître-Grand où " science et création sont au centre de ses interrogations ". Le photojournalisme est célébré à Perpignan (" le Monde Arts-Spectacles " du 2 septembre) et la photo italienne à Nice (Federico Vender et Luigi Ghirri sont deux perles à découvrir). Sinon, c'est du côté des galeries qu'il va falloir pêcher quelques curiosités. En premier lieu, Nicholas Nixon qui, avec ses portraits d'étudiants, poursuit ses remarquables " Pictures of People ". A découvrir également : des inédits d'Hervé Guibert, Lewis Baltz, des " Paysages européens ", Seton Smith, Jacques Berthet et le travail d'Yves Rozet, à Lyon, où la galerie Le Réverbère 2 poursuit son travail de fond en faveur de la photographie.
GUERRIN MICHEL
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MIRACLE ! ON A RETROUVÉ DES PAYSAGES EN FRANCE
Article paru dans l'édition du Monde du 13.01.1986
EN PENSANT A L'OUEST AMÉRICAIN
Il y a quelque chose d'épique et de formidable dans le travail collectif, à l'échelle du territoire national, présenté par la Mission photographique de la DATAR au Palais de Tokyo (1). Quelle mission ! Fixer, en couleurs et en noir et blanc, la France des années 80 : châteaux d'eau, pylônes, routes, zones industrielles, mais aussi bureaux, banlieues, trains, Paris, plages.
Face à une telle ambition, on pense d'abord au passé. Aux deux missions historiques auxquelles la DATAR se réfère : la mission héliographique de 1851 en France, ou les enquêtes de la Farm Security Administration dans les années 30 aux États-Unis, et notamment aux images de Walker Evans et de Dorothea Lange, qui ont remarquablement su traduire les " années noires de l'Amérique " (2).
La comparaison s'arrête là. Les photographes américains étaient aussi des reporters-journalistes qui ramenaient continuellement des témoignages en images de la crise. Les photographes français ont choisi des univers qui, à première vue, sont coupés de toute vie sociale. Pour Raymond Depardon, c'est sa région natale, les alentours de Chalon-sur-Saône. Pour Gabriele Basilico, le littoral normand. Pour Robert Doisneau, l'urbanisme contemporain.
En fait, le meilleur modèle du projet DATAR, ce sont les grandes missions de relevés topographiques que le gouvernement américain a confiées dans les années 1860 à des photographes comme Timothy O'Sullivan ou Carleton Watkins, à qui l'on doit les fameux paysages de l'Ouest.
Mais les photographes américains travaillaient dans un cadre et un but bien précis. Avec la DATAR, c'est le contraire, le photographe prenant doublement le pas sur le commanditaire : d'abord en choisissant son " sujet " (ville, campagne, industrie, etc.), ensuite non pas en reproduisant mais en créant des images, le reporter devenant auteur.
Croire donc que l'on peut, en 1986, se faire une idée juste du paysage français à travers une mission de ce genre est pour le moins utopique. Le paysage est trop multiple pour pouvoir être cerné. Les photographes également ne sont plus " maîtrisables ", ce qui enlève toute possibilité de cohérence à une démarche au départ collective et débouche sur un résultat forcément inégal. Pensons donc aux images de l'Ouest américain ; pensons-y seulement...
LE PATRIMOINE
ÉTAIT
EN PLACE...
La France est la capitale mondiale du photojournalisme. On y trouve les plus grosses agences de photos du monde et les représentants les plus prestigieux, comme Cartier-Bresson et Doisneau. La tradition veut donc que la création photographique française, celle qui s'expose, passe d'abord par le reportage et l'illustration.
La principale victime de cet état de fait est la photo de paysage, qui " a disparu en France depuis la première guerre mondiale ", pense François Hers, le directeur de la mission. Sans aller jusque-là, il faut reconnaître qu'après Eugène Atget la photo de paysage resplendit surtout aux États-Unis (Stieglitz, Weston) et en Allemagne (Sander, Renger-Patzch).
Plus qu'un vide, c'est donc un gouffre que la mission photographie de la DATAR est en train de combler, avec des photographes pour le moins désorientés, avançant à tâtons (et de manière désordonnée, mais comment le leur reprocher ?) sur des terrains multiples et non défrichés, sur les traces d'une tradition oubliée. A tel point que beaucoup d'images exposées ne sont pas représentatives de la France des années 80, mais plutôt d'un patrimoine mis en place il y a plusieurs dizaines d'années, et qui est resté là, figé, en l'état, comme s'il fallait d'abord rattraper un retard, régler un compte avec le passé, avant de s'intéresser aux nouvelles technologies.
Toutes ces images " en retard ", il faut apprendre à les regarder. Pas comme on regarde sentimentalement une carte postale. Il faut comprendre les paysages exposés, leur sens, leurs structures. Ce n'est pas évident. " En France, nous n'avons guère appris à regarder et à faire regarder ", écrit, dans un très beau texte du catalogue, le géographe Roger Brunet, qui, par ailleurs, plaide pour " une culture du paysage : la culture du paysage, c'est d'abord l'apprentissage de sa lecture, l'art d'en interpréter les signes (...). La plupart des signes du paysage sont en quelque sorte involontaires. Ils ne " veulent " rien dire. On n'a rien voulu leur faire dire. Et, cependant, que de révélations ! Des structures familiales à l'exploitation capitaliste, de la pauvreté à la puissance, le paysage ne dit pas tout, mais il dit tant. Tant et si bien qu'il vaut la peine de s'arrêter pour le regarder et d'apprendre à le lire (...). L'erreur commune est d'avancer qu'il n'y a plus de paysage. Ni de sens (...). Non, le paysage se refait constamment à mesure que changent ses créateurs, c'est-à-dire les sociétés. En bien, en mal, c'est à voir et ne va pas sans trouble (...). L'enjeu est de déceler, de reconnaître les nouveaux ordres des paysages et ce qu'ils signifient. Des paysages comme création, ou au moins comme résultats (...).
" La DATAR a raison de dire qu'elle ne constitue pas des archives. C'est beaucoup plus que cela, et pour un apport immédiat. Encore moins s'agit-il d'enregistrer un patrimoine en voie d'extinction, pour l'éducation des générations futures, et avec nos regrets éternels. C'est bien plutôt une collection de témoignages et de représentations, avec les défauts inhérents et le talent des vocations. "
Depardon, par exemple, ne photographie pas en pensant au service rendu à l'historien et au géographe. Il compose ses images, intégrant sans dommage et avec une grande tendresse les éléments les plus rebutants pour former des paysages inspirés de ses souvenirs de jeunesse. Acceptés, le poteau télégraphique dans le champ de blé, le panneau de signalisation, le château d'eau.
Cette " adoption ", Jean Rolin l'explique bien dans un texte du catalogue : " Dans un paysage, tout ce qui fait naître des souvenirs, tout ce qui est accueillant aux significations les plus diverses, et donc invite à la nostalgie ou à la gamberge, est par là même intégré à ce paysage. Ainsi un objet nouveau et incongru, surgissant dans un paysage auparavant homogène, ne suscitera plus l'indignation générale, dès lors qu'il pourra être associé à des souvenirs ou à des significations personnelles. "
LOIN DU CHOC PRÉS DU SYMBOLE
Roger Brunet termine son texte par ces mots : " En plus, c'est beau. " En voilà une nouvelle ! La beauté des images n'est pas la priorité du géographe, ce qui donne encore plus de valeur à ce cri du cœur. Et pourtant, il n'est pas évident que le public partage sa façon de voir.
La valeur esthétique des images de la DATAR est en effet le point le plus complexe, le plus controversé de cette exposition, en tout cas le plus difficile à faire passer, tant ces photos ne répondent en rien aux " canons de la beauté ". On est loin, en effet, de la photo " choc " (Paris-Match), de la belle photo d'illustration, avec un sens très pointu du cadrage, du mouvement, de l'anecdote, du symbole et de l'humour (Cartier-Bresson et l'agence Magnum), ou enfin de la photo esthétisante, avec les couleurs qui pètent, les filtres multiples, le formalisme à outrance et un peu kitsch (Géo). Trois genres qui, tout en n'ayant rien de commun, répondent à des standards sentimentaux.
Avec la DATAR, pas de sentimentalisme. Une usine, un château d'eau, un poteau électrique, quand ils n'ont pas investi des lieux qui nous sont chers, peuvent-ils nous émouvoir ? Pis : mis à part les étonnants portraits figés de Despatin et Gobeli, les photos de la mission DATAR sont vides, sans personnage. François Hers a raison de dire que ce choix " s'est imposé très vite aux photographes: Nous avons constaté sur les premiers essais que le personnage, à des degrés variables, devenait très vite le sujet même de l'image, reléguant le paysage au rôle d'arrière-plan, de fond ou de décor ". Il est stupide de reprocher ce vide, tant il est obligatoire. Mais il est difficile à accepter tant il ne correspond pas à nos habitudes.
Le risque pour cette exposition est donc d'être incomprise, offrant des paysages qui, selon l'expression, " ne méritent pas de photos " en raison de leur quotidienneté banale.
Avant même de savoir si les images présentées sont réussies, intéressantes, c'est la démarche générale qui sera d'abord acceptée ou pas. Ensuite, tout comme pour le photojournalisme, la photo de paysage possède ses propres références, peu connues celles-là.
Il suffit de regarder dans le catalogue les photos qui illustrent l'analyse historique de Jean-François Chevrier : les vues d'Arles par Charles Nègre en 1852; un paysage normand par André Kertesz en 1928 ; le lien que l'on peut faire entre les arbres de Rodtchenko en 1927, de Feininger en 1958 et ceux d'aujourd'hui par Holger Trulzsch ; et enfin la similitude entre tous ces arbres et les cheminées de Renger-Patzch en 1927 ou le fameux pont de Brooklyn en 1929 par Walker Evans. Voilà comment, sous le vocable de paysage, on peut rassembler le littoral normand, des espaces ruraux mais aussi de l'urbanisme contemporain ou des usines.
LES PIÈGES
DE L'ESTHÉTISME
Au départ, il n'y a rien dans les photographies de la DATAR pour impressionner le spectateur : seulement des paysages. A partir de là, on trouve du bon et du moins bon dans cette exposition. Le bon : les profondes vues du train par Sophie Ristelhueber, qui a parfaitement su s'investir dans son univers, les doux paysages de Werner Hannapel, les " conversions industrielles " de Suzanne Lafont tournant de belle façon autour de son sujet.
Le moins bon, c'est la recherche effrénée d'efficacité visuelle débouchant sur des travaux parfois " hors concours " tant l'exercice est vain, avec la palme pour Albert Giordan, dont on ne sait comment il va se sortir des multiples dédales d'inscriptions qu'il nous présente. Plus tendres sont les démarches imprégnées de nostalgie d'un Depardon ou d'un Basilico, dont la photo de Bray-Dunes (ci-dessus) est un fort bel exemple.
Il faut surtout souligner le merveilleux accrochage, dû, et ce n'est pas un hasard, à un des photographes les plus novateurs de la mission, Holger Trülzsch, qui a su éviter la pose d'images en rang d'oignon pour se focaliser sur le rythme et des regroupements heureux en compartiments bien définis. Sans oublier des agrandissements appréciables, procurant au visiteur un choc visuel évident.
Devant l'agrandissement représentant une rue vide de Paris, réalisée par François Hers, on pense à ce qu'il écrivait dans Récit (3) à propos d'une de ses photos sur la révolution portugaise, où il a eu l'impression que l'image avait été " détournée " de son sens par la presse : " La photo, je l'ai mise sur un mur de musée, blanc, sans commentaire, en agrandissement géant. C'était une manière pour moi de faire exploser la convention du format 30 x 40, celui de la presse. Je voulais ôter au spectateur toute prise sur l'image; l'agrandissement géant et la verticalité du mur transforment le rapport physique à l'image. Ce n'était plus du tout l'illustration d'une actualité, la justification d'une légende; c'était devenu une fiction. "
DE LA RÉALITÉ A LA FICTION
" Une fiction ", dit François Hers ; " c'est beau ", affirme Roger Brunet, qui ajoute aussitôt : " La France ici peinte est bien sûr trop belle. Comme est beau le camping tapi dans le creux d'une dune, s'il est révélé par Basilico; comme sont belles les banlieues de Doisneau, les ferrailles de Ristelhueber ou les matériaux de Milovanoff. Allez voir " sur le terrain ", vous serez déçus... "
Derrière la supériorité des images sur le sujet représenté se cache bien sûr la créativité du photographe, lui qui sait à partir d'un cadre anodin saisir une composition judicieuse. C'est le cas d'une photo en couleurs ô combien fascinante de Jean-Louis Garnell. Elle représente le croisement de deux chemins. L'un est blanc, l'autre noir, le ciel est bleu. C'est tout. C'est le genre d'endroit devant lequel on peut passer cent fois sans rien voir. Devant cette image, on reste pétrifié par le moindre détail du cadre. Ou comment l'image créative peut nous aider à comprendre le paysage.
TOUS EUROPÉENS
Ils sont quinze à travailler pour la DATAR. Six sont d'origine étrangère : deux Belges, deux Allemands, un Italien, un Tchèque. La plupart sont nés dans les années 40 (cinq sont nés en 1949). Le plus jeune s'appelle Gilbert Fastenaekens. Il a trente ans et vit à Bruxelles. Il photographie des paysages industriels, généralement de nuit, à la chambre qu'il tient à bout de bras. Il produit peu d'images, et, comme dit sa biographie, " construit méthodiquement une œuvre ". Il est pour le moins représentatif de cette nouvelle génération de photographes que Jean-François Chevrier qualifie de " fanatiques, suivant une obsession ".
A l'autre extrémité, il y a Robert Doisneau. Belle réussite pour la mission d'avoir intégré dans l'équipe un des maîtres du reportage, qui, par ses images en couleurs d'une banlieue aseptisée, donne l'impression de se lancer dans une nouvelle aventure visuelle, après avoir épuisé tous les charmes du photojournalisme.
LE PAVÉ DANS LA MARE
Enfin, il y a ce fameux catalogue qui est bien à la hauteur de l'exposition, en tranchant avec tout ce qu'il y a de connu et de normalisé en la matière. Joli pavé dans la mare de l'édition photographique que ce " bouquin " de cinq cent vingt pages, d'un format inhabituel de 15 centimètres sur 16 centimètres (petit!), comprenant quatre cents photographies noir et blanc et couleurs, et des textes d'une très haute tenue et dont on peut seulement regretter la mise en pages inégale.
Tout comme l'exposition dans son domaine, on est loin de ces " beaux livres d'images " que l'on regarde une fois et que l'on referme sans trop savoir ce que l'on vient de regarder, puis que l'on range sagement dans la bibliothèque.
Le catalogue de l'exposition, on le tient bien dans la main et on ne le lâche plus.
(1) Paysages photographiques, travaux encours (campagnes 1984-1985). Exposition présentée par la mission photographique de la DATAR, au Palais de Tokyo jusqu'au 26 janvier. Catalogue aux Éditions Hazan. Prix : 140 F.
(2) Amérique. Les années noires, Farn Security Administration (1935-1942), édité par le Centre national de la photographie. Collection " Photo-Poche ".
(3) Récit, par François Hers. Éditions Herscher (1983).
Michel Guerrin
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