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Photographie : territoires aménagés
Article paru dans l'édition du monde du 05.02.87
On pouvait croire qu'avec Office at Night, en 1940, le peintre américain Edward Hopper avait tout dit sur le lieu le plus mystérieusement érotique de la grande ville : le bureau. Le léger vent nocturne qui fait frémir le store, dans sa toile, y est sans doute pour quelque chose ; comme le reflet d'un néon invisible sur la cloison vitrée ; comme l'ombre portée, sur le buvard du sous-main, du document sur lequel se concentre l'attention de l'homme d'affaires, momentanément oublieux de la silhouette suggestive de la secrétaire. Par ces détails et quelques autres, Hopper avait su transcender le réalisme pour faire de ce banal bureau un espace onirique dont nous garderions à jamais la nostalgie.
D'autres bureaux pourtant ont le pouvoir de faire rêver encore : par exemple, celui que Christian Milovanoff a photographié à Lyon, en 1985, dans la tour de La Part-Dieu, et qui est une des révélations de l'exposition sur le paysage français à la Fondation nationale de la photographie à Lyon.
Cette exposition présente les travaux de quinze photographes chargés par la direction à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR) d'établir un " état des lieux " de la France. Toute la France : celle des campagnes et celle des cités, des ZUP et des usines, des traditions et des mutations. Chaque photographe a choisi son terrain, son outil, cadré son regard et, indiscutablement, signé sa vision.
Christian Milovanoff réinvente ces " vies immobiles " abusivement dites " natures mortes " en dotant d'une vie troublante le fil d'un téléphone, une pile de dossiers ou un vêtement oublié sur un fauteuil. François Hers révèle l'énergie concentrée des pierres et des feuillages en saturant l'espace de ces présences voluptueuses. Holger Trülzsch nous penche en plongée, jusqu'au vertige, sur les effondrements d'un sol ravagé, tandis que Werner Hannapel nous apaise par l'harmonie et l'abstraction zen de ses prairies.
Ces lieux existent-ils ? Sans doute. Même si nous avons l'impression, devant les images de Gilbert Fastenaekens, que les usines d'Hagondange ou de Thionville sont les plus beaux paysages du monde, tellement préférables aux banlieues roses dotées par Robert Doisneau de l'artifice pimpant des baraques foraines... Ces lieux existent. Simplement, les hommes qui y vivent les voient autrement. A moins que les hommes, eux aussi, ne soient que des éléments du paysage. Hopper le suggérait, Despatin et Gobeli le démontrent en proposant en guise d'état des lieux un saisissant état des corps, inépuisable document sur la France profonde pour les sociologues de l'avenir.
BOST BERNADETTE
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